Depuis l'introduction du terme dans les années 19702, et plus particulièrement depuis les années 1990, des chercheuses et chercheurs dans plusieurs domaines ont examiné les problèmes pernicieux (wicked problems en anglais) sous d'innombrables angles. Les problèmes pernicieux sont des dilemmes sociaux qui défient toute définition succincte et qui échappent à toutes résolutions rapides. Il n'existe pas de solutions éprouvées, puisque le système est en constante évolution et que les solutions peuvent déclencher d'autres problèmes2,3. En raison de leur nature, il reste encore beaucoup à apprendre sur les problèmes pernicieux. Entre-temps, les conditions environnementales se détériorent et nous sommes avides de solutions. Il suffit de regarder la diversité des initiatives de changements citoyennes recueillies en ligne pour avoir une idée de la soif de solutions qui est actuellement ressentie dans le monde.
Au même moment, le terme "solutions" a acquis une mauvaise réputation. Entre les interventions à l'emporte-pièce appliquées à grande échelle (comme la "substitution des importations"4), les solutions techniques peu pratiques (comme la capture et le stockage du carbone5) et les solutions qui engendrent de nouveaux problèmes (comme les pesticides6), on peut comprendre pourquoi certaines personnes hésitent à adopter ce terme.
Le problème, c’est qu'il n'existe pas d'alternative congruente. Le terme "réponse" est le substitut le plus courant. Cela dit, faire l'autruche est une réponse au changement climatique, quoiqu’il ne s’agisse pas d’une réponse très constructive. Au contraire, elle s’avère particulièrement nuisible. Les réponses peuvent être positives ou négatives, passives ou actives. Les solutions sont censées être positives et actives.
Le dictionnaire Le Robert définit une solution comme « Ensemble de décisions et d'actes qui peuvent résoudre une difficulté ».
Malheureusement, la "science des solutions" est considérablement moins avancée que les techniques que nous utilisons pour diagnostiquer les problèmes pernicieux, notamment les approches écosystémiques de la santé, la pensée systémique, la science post-normale, l'écosanté, une seule santé, la santé planétaire, l'analyse du discours, etc.7–10. Ce billet propose une nouvelle nomenclature qui peut servir de langage commun pour rallier les chercheuses et chercheurs, les praticiennes et praticiens, les groupes de citoyens et les politiciennes et politiciens autour de positions et d'actions qui contribuent à l'effort humain actuellement déployé pour restaurer et améliorer concomitamment l'état de notre environnement et de notre santé, tout en maintenant des moyens de subsistance adéquats.
Il semble qu'il existe des interventions – qu’on pourrait nommer en anglais des « wicked, awesome solutions » – qui répondent simultanément à de multiples problèmes complexes. Pour comprendre comment elles se manifestent, on peut imaginer ces « solutions composées » comme les yeux composés des insectes, les feuilles composées de certaines espèces d'arbres ou les fleurs composées de certaines plantes, en ce sens que les ramifications de l'initiative sont multiples. Chaque « solution composée » est constituée de son propre ensemble unique de problèmes complexes sur lesquels elle a un impact inhérent. Les feuilles composées, comme celles d'un frêne ou d'un noyer, sont en fait composées de nombreuses folioles regroupées sur une tige commune (voir figure 1). Si l'ensemble de la structure de la feuille composée était considéré comme une solution composée, alors chaque foliole individuelle pourrait être considérée comme les problèmes pernicieux sur lesquels cette solution se concentre. Les solutions composées, comme les problèmes qu'elles traitent, sont multifactorielles.
Pour donner un exemple, l'agriculture urbaine (figure 1) a le potentiel d'alléger les difficultés associées à de nombreux problèmes complexes qu’on retrouve à l'intersection de la société, de la santé et des écosystèmes urbains, notamment : l'insécurité alimentaire, les émissions de gaz à effet de serre, la pollution atmosphérique, l'accès à la nature, l'activité physique (obésité, diabète, etc.), la biodiversité urbaine, la dégradation des sols, les îlots de chaleur, le ruissellement, etc.11. Pour donner un autre exemple : la réduction du gaspillage alimentaire nous permettrait de nous attaquer à certains des problèmes pernicieux de l'agriculture urbaine, tout en améliorant la gestion des déchets12.
L'agroforesterie a l'avantage d'apporter une résilience économique par la diversification des produits finals, tout en assurant la conservation, la réduction de l'érosion, la biodiversité à l'échelle régionale, les corridors et la séquestration du carbone13.
Les aliments traditionnels s'attaquent à certains des problèmes susmentionnés, mais en milieu rural. De plus, ils ont comme valeur ajoutée de reconnaître et de valoriser les cultures autochtones ainsi que les bénéfices qui en découlent pour la santé des Premières Nations14,15.
Un autre exemple : le transport actif répond à de multiples problèmes complexes en milieu urbain, notamment en réduisant la pollution atmosphérique, en rendant les villes plus sécuritaires, en augmentant l'activité physique et l'accès aux espaces verts, en diminuant les gaz à effet de serre, les nuisances sonores et le stress lié aux embouteillages, etc.16.
Figure 1 : Solution composée - l'agriculture urbaine
En combinant plusieurs solutions composées, chacune remédiant à son propre ensemble de problèmes pernicieux, nous commençons à voir comment cette stratégie pourrait contribuer à résoudre certains des principaux problèmes sociaux, sanitaires et environnementaux. Comme pour les écosystèmes17 et les économies4, la stabilité dynamique du « système de solutions » devrait croître avec la diversité. C'est donc la diversité des solutions composées qui devient importante. Plus grande est la diversité des problèmes pernicieux abordés dans chaque solution composée – ou par un ensemble de solutions composées travaillant ensemble dans une localité –, plus nous nous rapprochons de notre objectif d'un avenir durable.
En plus de la diversité, deux autres facteurs élargiront le champ d'application des solutions composées : la reproduction et l'échelle. On parle de « reproduction » lorsque des solutions composées à l'échelle locale sont appliquées indépendamment sur plusieurs sites. La valeur ajoutée de cette approche est plus que la simple somme des avantages de chaque solution composée. Comme pour les communautés isolées d'espèces évoluant dans des environnements distincts, les solutions composées doivent être adaptées à la réalité locale et permettre l'émergence de propriétés. Ces propriétés émergentes permettront à la solution de répondre à un plus grand nombre de problèmes complexes présents dans la région.
Parallèlement, des solutions composées à une échelle différente – une échelle globale – sont nécessaires. Il s'agit de solutions qui nécessitent une action conjointe de plusieurs acteurs à travers les régions. Bales18 a démontré comment l'esclavage moderne contribue à l'écocide. Il estime que si les presque 30 millions d'esclaves modernes et leurs propriétaires constituaient un pays, celui-ci serait le troisième plus grand émetteur de CO2 au monde18. L'élimination de l'esclavage moderne serait un exemple de solution composée mondiale. En éliminant l'esclavage moderne, nous aborderions les questions entourant la justice, le racisme, la pauvreté, la malnutrition, le changement climatique, la biodiversité, les émissions de polluants mondiaux (tels que le mercure) et bien plus encore. Pour parvenir à une solution globale, il faut donc un réseau de diverses solutions composées, tant à l'échelle locale que mondiale.
En poursuivant l'analogie d’une feuille composée, si chaque solution composée appliquée localement est une feuille composée, alors l'ensemble des solutions composées appliquées dans une localité est un arbre. Chaque localité possède son propre arbre avec l'ensemble particulier de solutions composées qui y sont appliquées. La reproduction des solutions composées dans différentes combinaisons et sur l'ensemble du territoire constitue une « forêt de solutions ». Les solutions composées à l'échelle mondiale traversent la forêt comme le ferait un ruisseau ou une rivière et les petits affluents représentent les problèmes à résoudre. C'est un système interconnecté de diverses solutions composées qui constitue un « écosystème de solutions » sain et dynamique.
Figure 2 : Forêt et ruisseau
Les solutions composées ne sont qu'une catégorie parmi tant d'autres « types de solutions ». Il existe également des solutions à enjeu unique qui, malgré le fait qu’elles soient axées sur un seul problème, n’en sont pas moins importantes. Appelons-les des rochers, ou le substrat rocheux servant de base pour notre tâche qui consiste à améliorer la santé et le bien-être des humains et des écosystèmes. Un exemple serait de trouver une alternative au déversement des eaux usées de l'exploration pétrolière directement dans une rivière amazonienne. Certes, il s'agirait d'une étape cruciale pour le nettoyage de ladite rivière19–21, mais cela ne répond pas aux autres problèmes de la région, tels que le changement climatique, les droits des autochtones, la pauvreté, la déforestation, les inégalités, la malnutrition, etc.
Un autre type de solution concerne les changements de paradigme qui devront se produire afin de s'attaquer aux problèmes de fond, ou aux facteurs en amont, au fur et à mesure que nous déployons des solutions uniques et composées à des problèmes complexes. Ces changements de paradigme ont été qualifiés de « solutions stratégiques » ou de « méta-solutions »22. L'analogie d'un œil composé est peut-être la plus appropriée pour illustrer l'interaction entre le problème et le type de solution (figure 3). La solution composée donnée, en l'occurrence le transport actif, permet à elle seule d'atténuer certains aspects des problèmes pernicieux qui constituent les photorécepteurs de l'œil composé. Cependant, les problèmes pernicieux se concentrent tous sur un ou plusieurs problèmes fondamentaux, tels que la surconsommation, l'inégalité, la cupidité, l'individualisme, etc. Des métasolutions ou des changements de paradigme seraient nécessaires pour neutraliser les problèmes de fond.
Figure 3 : Solutions composées, problèmes pernicieux et problèmes de fond
Plusieurs décennies de recherche nous ont permis d’approfondir considérablement notre compréhension au sujet de nombreux problèmes environnementaux et de leurs impacts sur notre santé. Certains détails doivent encore être réglés, et probablement que certains problèmes restent encore non identifiés. D’ici là, nous devons faire de notre mieux pour améliorer notre situation. L'une des caractéristiques d'un problème pernicieux est qu'il n'existe pas de « règle d'arrêt »2. En d'autres termes, il n'y a aucun moyen de déterminer si un problème a effectivement été « résolu ». Peut-être devons-nous déplacer nos objectifs. Peut-être que la question n’est pas de savoir si une certaine intervention résout un problème donné une fois pour toutes, mais plutôt combien de problèmes – le « dénominateur du problème » – une solution composée donnée peut affecter positivement d’un seul coup.
Les critiques du schisme entre les mouvements environnementaux et les mouvements sociaux ont montré qu'il n'y a en réalité qu'un seul « bus »5,23. Pour surmonter le fossé perçu entre les deux, nous devrions chercher à intégrer de multiples « types de solutions » en travaillant ensemble dans des équipes transdisciplinaires. En résumé, cet article a introduit l'idée de solutions composées locales et globales, qui ont la capacité intrinsèque de s'attaquer simultanément à de multiples problèmes, tant environnementaux que sociaux. Ces solutions composées peuvent fonctionner concurremment aux solutions à enjeu unique et aux métasolutions, visant à provoquer des changements de paradigme, afin de résoudre bon nombre des problèmes environnementaux et sociétaux auxquels nous sommes confrontés de nos jours. Nous espérons que ce document fournira un langage commun qui nous permettra de nous réunir et de trouver ensemble des solutions communes à nos problèmes pernicieux. Le fait de présenter les interventions comme étant des solutions composées peut également être utile pour les « vendre » à des décideurs politiques issus de différents départements, pour la co-création subséquente de meilleures pratiques. Il y a un grand potentiel, pour les équipes transdisciplinaires, de se regrouper autour de solutions composées et de soutenir leur mise en œuvre vers un avenir collectif durable.
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