Au-delà de la biomédecine : les approches écosystémiques de la santé et les efforts de lutte contre la tuberculose dans l’Inuit Nunangat

Pascale Laveault-Allard

le 28 août 2024

 

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(photo personnelle, libre de droits)

 

La tuberculose demeure une des 10 principales causes de décès mondiales, avec 1,3 million de morts en 2022, selon l’Organisation Mondiale de la Santé. Cette maladie a fait l'objet de nombreuses initiatives de santé publique au cours du dernier siècle. Au Canada, bien que l'incidence soit faible, les communautés de l’Inuit Nunangat sont fortement touchées, avec des taux d'incidence jusqu'à 472 fois supérieurs à ceux de la population non autochtone, atteignant 189 cas pour 100 000 habitants en 2019 (1). Les conditions sociales précaires, telles que l'insécurité alimentaire, le surpeuplement et le manque d'accès aux soins de santé, sont des facteurs déterminants de cette situation (2).

 

L’histoire de la tuberculose dans l’Inuit Nunangat

L'Inuit Nunangat désigne la terre, l'eau et la glace qui englobe les quatre régions et territoires inuits au Canada : la région désignée des Inuvialuit, le Nunatsiavut, le Nunavik et le Nunavut. L'histoire de la tuberculose dans l'Inuit Nunangat est marquée par des injustices historiques et des pratiques coloniales, apparaissant sur le territoire dès les premiers contacts avec les colons européens.

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FIGURE 1. CARTE DE L’INUIT NUNANGAT. SOURCE : WIKIMEDIA CREATIVE COMMONS

 

De 1940 à 1960, face aux taux alarmants de tuberculose parmi les communautés inuites et des Premières Nations, le gouvernement canadien a mené des campagnes de dépistage massif de la tuberculose, souvent sans consentement et envoyant de force les personnes infectées, principalement des enfants, dans des sanatoriums ou «hôpitaux indiens». Les familles ne savaient pas où leurs proches étaient envoyés ni quand ils reviendraient. Les patients étaient isolés de leur culture et de leur langue pendant des années, recevant souvent des traitements expérimentaux et des interventions chirurgicales non consenties (3). Beaucoup mouraient sans retourner chez eux. Cette période de lutte contre la tuberculose s'est déroulée parallèlement aux politiques d'assimilation, comme les pensionnats et l'identification des Inuit par des numéros, tandis que les équipes de qimmit (chiens de traîneau) étaient tuées par les forces de l'ordre. En 2019, le gouvernement canadien a présenté des excuses officielles pour la piètre gestion de cette épidémie et ses effets néfastes à long terme (4).

Malgré les avancées médicales, la population inuite demeure réticente envers le dépistage, le traitement et la vaccination contre la tuberculose. Les taux élevés de rotation du personnel de santé non autochtone, avec une faible compétence culturelle, entravent la qualité des soins dans les communautés touchées. La lutte contre la tuberculose est également entravée par la méfiance, la mauvaise communication et la stigmatisation (5,6).

 

Les approches écosystémiques et le double regard, essentiels dans la compréhension de la tuberculose et de ses déterminants

Les pratiques de double regard (two-eyed seeing) s'intègrent dans les approches écosystémiques en santé en combinant les connaissances et les perspectives autochtones avec celles de la science biomédicale. Selon l’organisation Integrative Science, le double regard fait référence à «apprendre à voir d'un œil avec les forces des connaissances autochtones et des modes de savoir, et de l'autre œil avec les forces des connaissances occidentales et des modes de savoir... et apprendre à utiliser ces deux yeux ensemble, dans l'intérêt de tous » (7). Cette intégration permet d'aborder les problèmes de santé de manière holistique, en prenant en compte les dimensions culturelles, sociales, environnementales et économiques. Dans l'Inuit Nunangat, la vision du bien-être est intimement liée à la communauté et au territoire. Les pratiques de guérison et les modes de vie doivent compléter les traitements biomédicaux, offrant des approches de soutien qui sont culturellement acceptables et respectées par les communautés inuites. Toutes ces approches, incluant la vision sanitaire de la santé publique reconnaissent l'importance des déterminants éco-sociaux de la santé, tels que le logement, la sécurité alimentaire, les conditions de vie, le bien-être mental, la langue et la culture, la connexion au territoire et l’accès aux soins, dont plusieurs émergent des injustices systémiques, historiques et coloniales. Une organisation gouvernementale, Inuit Tapiriit Kanatami a d’ailleurs produit un modèle intégré des déterminants inuits de la santé.

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FIGURE 2. DÉTERMINANTS SOCIAUX DE LA SANTÉ INUIT.

ADAPTÉ DE : INUIT TAPIRIIT KANATAMI. (2014) SOCIAL DETERMINANTS OF INUIT HEALTH, OTTAWA.

 

Les approches de double regard favorisent une collaboration étroite avec les communautés locales, ce qui est essentiel pour une lutte efficace contre la tuberculose (8). Cette collaboration permet une meilleure compréhension mutuelle des causes et des conséquences de la tuberculose, ce qui conduit au développement de politiques publiques culturellement sécuritaires. En valorisant les savoirs autochtones, les interventions de santé gagnent en légitimité et en confiance au sein des communautés, ce qui peut augmenter l'adhésion aux programmes de dépistage et de traitement. De plus, en intégrant les perspectives locales, les communautés Inuit peuvent prendre part aux décisions de santé, renforçant ainsi leur autonomie et leur autodétermination.

Pour conclure, la tuberculose reste un problème complexe dans l'Inuit Nunangat, influencé par des facteurs historiques, sociaux, économiques, environnementaux et sanitaires qui guident les décisions, la répartition des ressources et la confiance des communautés. La biomédecine ne constitue ni le seul défi ni la seule solution face aux inégalités actuelles dans la prévalence de la tuberculose (8,9). Les programmes biomédicaux, souvent teintés de colonialisme et de paternalisme, ne répondent pas aux aspirations d'autonomie et d'autodétermination des Inuit, ni à l'objectif d'élimination de la tuberculose et de ses déterminants éco-sociaux (10). La gestion de la tuberculose dans l'Inuit Nunangat soulève le défi plus large de concilier les approches biomédicales avec les considérations culturelles et historiques propres aux Inuit. Les pratiques de double regard, intégrées naturellement dans les approches écosystémiques en santé, offrent une voie vers des interventions plus complètes et mieux acceptées dans la lutte contre la tuberculose. En combinant les savoirs autochtones et les approches biomédicales, il est possible de développer des solutions de santé respectueuses des valeurs culturelles, adaptées aux besoins locaux et plus efficaces dans la lutte contre la tuberculose. Cela requiert un engagement continu en faveur de l'inclusion, du respect mutuel et de l'intégration des connaissances diversifiées dans toutes les stratégies de santé publique.

 

Pour en savoir plus:

1.             Mounchili A, Perera R, Lee RS, Njoo H, Brooks J. Chapter 1: Epidemiology of tuberculosis in Canada. Can J Respir Crit Care Sleep Med. 24 mars 2022;6(sup1):8‑21.

2.             MacDonald N, Hébert PC, Stanbrook MB. Tuberculosis in Nunavut: a century of failure. CMAJ. 19 avr 2011;183(7):741‑741.

3.             The dark past and injustices of tuberculosis sanatoria in Canada | APTN InFocus [Internet]. 2017 [cité 9 déc 2023]. Disponible à: https://www.youtube.com/watch?v=rjOCmqMWZKs

4.             Trudeau J. Justin Trudeau apologizes on behalf of Canada for mistreatment of Inuit during TB epidemics. [Internet]. 2019 [cité 10 déc 2023]. Disponible à: https://www.youtube.com/watch?v=we4u2LlNfEE

5.             Patterson M, Flinn S, Barker K. Addressing tuberculosis among Inuit in Canada. Can Commun Dis Rep Releve Mal Transm Au Can. 1 mars 2018;44(3‑4):82‑5.

6.             Møller H. Tuberculosis and Colonialism: Current Tales about Tuberculosis and Colonialism in Nunavut. Int J Indig Health. 2010;6(1):38‑48.

7.             Integrative Science. Guiding Principles (Two Eyed Seeing) [Internet]. 2004 [cité 16 mai 2024]. Disponible à: http://www.integrativescience.ca/Principles/TwoEyedSeeing/

8.             Martin DH. Two-eyed seeing: a framework for understanding indigenous and non-indigenous approaches to indigenous health research. Can J Nurs Res Rev Can Rech En Sci Infirm. juin 2012;44(2):20‑42.

9.             Gray A. The Failure of Western Biomedicine: Treatment of Tuberculosis in the United States. NEXUS Can Stud J Anthropol [Internet]. 1 janv 1996 [cité 6 nov 2023];12(1). Disponible à: https://journals.mcmaster.ca/nexus/article/view/151

10.          Long R, Divangahi M, Schwartzman K. Chapter 2: Transmission and pathogenesis of tuberculosis. Can J Respir Crit Care Sleep Med. 24 mars 2022;6(sup1):22‑32.